Pierre Charvet | Ecran Total
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PIERRE CHARVET

Presse

Écran Total du 29 juin 2005
Pierre est interviewé par Béatrice de Mondenard.

À l’occasion du Sunny Side of the Doc, le compositeur Pierre Charvet, qui est également l’auteur d’une des rares séries documentaires pédagogiques sur la musique (“Simple comme musique”), explique les fondements de sa « mission ».

 

Vous avez entrepris un travail pédagogique sur la musique, avec notamment Simple comme musique. En quoi cela complète votre activité de compositeur ?

Aujourd’hui, la musique classique européenne, c’est l’underground ! et je ressens comme une mission de faire comprendre à mes contemporains l’importance de cette tradition.

La musique dominante c’est la musique anglo-saxonne, c’est à dire la pop, au sens très large, du rock aux musiques électro. C’est elle qui est devenue l’académisme contemporain, l’équivalent des peintres pompiers de Napoléon III. Or, le hard, la techno, Céline Dion, Jean-Louis Murat, Kraftwerk, Radiohead, Michel Sardou c’est la même chose. Ce sont des musiques construites sur les mêmes principes rythmiques, harmoniques, mélodiques et formels. Et ce sont quasiment les seules références musicales des artistes non musiciens de ma génération, comme s’ils étaient coupés de ce dont ils sont faits. C’est vraiment dommage parce que ce n’est pas là qu’on est bon : en pop on est en deuxième division. Je crois que quand on singe une expression musicale qui n’est pas profondément la nôtre, ça n’a pas de puissance. Le problème de la pop française, c’est que c’est de la sous-culture américaine. Les Français ne s’en rendent compte que quand ils voyagent, quand ils entendent du rap ou du rock allemand ou italien. Ce que j’ai voulu dans Simple comme musique, c’est donc expliquer ce qu’est la musique occidentale, et surtout montrer qu’il existe des passerelles entre les musiques et que l’amour pour l’une d’entre elles n’est pas exclusif. Pour moi, aimer plusieurs genres musicaux élargit l’intelligence et la sensibilité parce que les différents genres s’enrichissent mutuellement, s’éclairent les uns les autres.

 

Mais vous, est-ce que vous aimez la pop justement ?

Oui, bien sûr. J’écoute beaucoup de reggae et de rap, autant que de la musique classique, mais ça ne me donne pas pour autant une légitimité pour créer dans ce genre ! Je n’ai absolument aucun mépris pour la pop, je ne porte d’ailleurs jamais de jugement de valeur sur une esthétique musicale, car je pense qu’elle n’a pas de valeur en soi. Ce qui compte c’est ce qu’un créateur fait de ce genre. Les Beatles, c’est bien plus que de la pop anglaise des années 60, Bob Marley bien plus que du reggae, Prince plus que du funk et Eminem plus que du rap. Tout comme Bach transcende la musique baroque ! Je crois que la musique classique a beaucoup à apprendre de la pop. D’abord certaines techniques d’enregistrement, et puis surtout les qualités qui lui manquent parfois si cruellement : l’énergie et la spontanéité. C’est pourquoi j’ai parfois du mal à m’intéresser aux musiques pop « ambitieuses » qui à mon sens perdent leur énergie et dont les tentatives harmoniques ou formelles sont souvent bien naïves.

 

Que pensez-vous de la place de la musique à la télévision ?

La présentation de la musique à la télévision, est très segmentée. Il y a la musique classique, la variété, la musique de jeunes, qui elle-même est encore segmentée. La musique classique est peu ou mal représentée sur les grandes chaînes: il ne suffit peut-être pas de diffuser un opéra filmé pour intéresser les gens à la musique classique. On craint d’avoir une approche didactique, or je me suis aperçu dans des situations de concert que les auditeurs sont très friands d’explications sur les œuvres et leur interprétation. J’ai fait une lecture-concert avec Jean Rouaud sur L’art de la fugue de JS Bach, à l’issue de laquelle le public est resté deux heures pour continuer la discussion.

 

Mais est-ce que la musique, c’est aussi simple que le dit le titre de la série ?

Il existe en tout cas des choses très simples qu’on n’explique jamais, et que les gens qui écoutent de la musique, ne savent pas forcément. Le challenge était d’expliquer sans mot technique certaines notions fondamentales de la musique : qu’est-ce qu’une note, qu’est-ce qu’un rythme, qu’est-ce qu’une gamme ? Tous ces mots que les gens entendent mais qu’ils ne pourraient pas expliquer, car souvent le vocabulaire même de la musique classique est excluant. Je voulais aussi poser des questions toutes simples, mais qui sous-tendent des problématiques plus compliquées : pourquoi un chef d’orchestre bouge les bras, pourquoi les musiciens disent 3, 4 avant de démarrer ?

Est-ce que cela a été facile de faire aboutir ce projet ?

Oui, plutôt. A l’époque, je débarquais des Etats-Unis, je ne connaissais personne. Un de mes amis m’a conseillé d’aller voir Jacques Merighi sur France 5, et c’est allé assez vite. J’ai été déçu en revanche que la chaîne ne renouvelle pas l’émission, alors que la presse était dithyrambique, mais c’est tombé à un mauvais moment, avec le départ de JP Cottet et la restructuration de la grille.

 

Quel a été le rôle de la Sacem dans Simple comme Musique ?

La Sacem a participé au financement du projet, au titre du soutien aux documentaires musicaux de l’action culturelle. J’étais très content car dans le monde institutionnel, la série n’a pas toujours été bien perçue. C’était jugé trop grand public. Le CNDP ne nous a pas aidé par exemple, mais depuis ils ont réalisé un cahier pédagogique fait à partir de l’émission. Je n’ai rien contre le CNDP, ils font des choses très bien par ailleurs, mais c’est symptomatique d’un mépris latent qui existe dans le monde de la musique classique vis à vis des choses populaires, comme si le fait qu’un large public s’y intéresse, allait forcément en réduire la valeur artistique. Je pense que le succès et la valeur artistique ne sont tout simplement pas liés. Je suis stupéfait par ceux qui estiment qu’un film produit à Hollywood ne peut pas être un chef d’œuvre. Je crois que le mode de financement avec lequel est conçu une œuvre d’art n’a rien à voir avec le résultat. A Venise, au début du 17ème siècle, les opéras étaient montés avec des stars, financés par les riches marchands de l’époque, ça a produit une majorité d’opéras sans intérêt mais aussi les chefs d’œuvres de Monteverdi. Mallarmé dit « l’art a lieu pas hasard », et c’est pour ça que l’art est irréductible et étranger au phénomène commercial ; c’est dans une autre dimension, il peut surgir d’un cadre formaté comme d’un cadre non formaté, de l’austérité comme de l’opulence.

 

Que vous a apporté cette série Simple comme musique en termes de nouvelles opportunités ?

Elle m’a permis de faire un livre (« Comment parler de musique classique …») parce qu’un éditeur m’a contacté après avoir vu la série. Elle m’a aussi permis de toucher des tas de gens, et je reçois encore des mails, c’est très agréable car dans la musique contemporaine on touche en général peu de monde. C’est très gratifiant.

 

Avez vous d’autres projets de documentaires ?

Oui, deux. Le premier est une série de courts de 2′, dont l’idée est de montrer au public qu’il est plus cultivé qu’il ne le pense, et que même s’il croit ne rien connaître à la musique classique, celle-ci fait partie de son inconscient collectif et de son patrimoine culturel. C’est un projet avec Les Siècles, l’orchestre de François-Xavier Roth, qui lui-même avait déjà participé à la série, Simple comme Musique. Il n’était pas encore la star de la direction qu’il est devenu. Le deuxième projet est dans la lignée de Simple comme musique, mais en format plus court et sans archives. L’idée est de confier tous les exemples à « Duel ». C’est un duo très drôle, composé du violoncelliste Laurent Cirade, qui faisait jusqu’ici partie du Quatuor, ce spectacle comique qui a remporté deux Molière et une Victoire de la Musique, et du prodigieux pianiste roumain Paul Staïcu. Ils sont complètement fous et à eux deux, ils peuvent tout jouer : du funk comme la 5e symphonie de Beethoven. On a écrit quelques épisodes : pourquoi on ne joue pas Wagner dans les boites de nuit, pourquoi Michael Jackson ne chante pas comme Pavarotti ?

 

Est-ce que vous êtes rentré en France, après une dizaine d’années aux Etats-Unis, pour vous rapprocher de votre héritage musical?

Oui, en partie. Aux Etats-Unis, ce qui compte c’est la musique populaire. Quand vous dîtes que vous faîtes de la musique classique, on vous parle des chansons de Frank Sinatra.

En France même si la musique classique et la musique contemporaine sont dans des ghettos, ce sont des musiques qui existent, et tout le monde sait ce que c’est. Le problème en revanche ici, c’est que gagner de l’argent est suspect. Quand j’ai signé avec Universal pour la BO de Vercingetorix, un journaliste m’a dit ta carrière est finie. Et j’ai eu d’ailleurs 2 ou 3 ans sans commandes ni concerts.

 

Comment en êtes-vous arrivé justement à faire de la musique de film ?

C’est arrivé totalement par hasard. J’ai rencontré Jacques Dorfmann (producteur de Vercingetorix) dans une soirée où nous avons parlé musique, et il a pensé qu’on pourrait travailler ensemble. Et c’est grâce à la BO de Vercingetorix que Jean-Marie Poiré m’a appelé pour Ma femme s’appelle Maurice. C’est pour moi le moyen le plus naturel de gagner ma vie mais je le dis honnêtement, sans aucun mépris, la musique de films c’est un autre métier. En tant que compositeur, ce qui m’intéresse c’est d’être maître d’un univers temporel, de manipuler les enjeux du temps. Le temps est ce qu’on a de plus précieux et tous les phénomènes liés à la perception du temps sont des phénomènes très émouvants. Quand on compose pour un film, on n’est plus maître du temps, on a au contraire des contraintes très fortes de durée. En outre, la musique de films utilise le plus souvent un langage assez convenu dont je me sens loin, même s’il est éclectique, et qu’à l’instar de l’opéra, ses effets dramatiques ont permis beaucoup d’innovations. Mais de manière très générale, cela reste de la musique très conservatrice. J’étais stupéfait quand j’ai écouté Bernard Hermann, La référence de tous les compositeurs de musique de films. C’est un succédané de Stravinsky et Prokofiev. Je ne comprends pas que cela puisse tant fasciner les compositeurs.

 

Cette musique, c’est tout de même celle que vous revendiquez en héritage…

Oui, mais depuis la musique a évolué, les outils aussi. Je ne vois pas ce qu’il y a d’intéressant pour un compositeur s’il s’agit d’écrire de la musique comme il y a cent ans. Il faut savoir créer aussi avec les outils de son temps. Finalement Hollywood a réussi à conditionner notre inconscient pour que l’on associe systématiquement au cinéma un certain type de musique orchestrale. Ainsi un film d’époque sous-entend obligatoirement un orchestre symphonique alors que c’est souvent complètement anachronique. Je ne sais pas pourquoi 40 ans d’histoire de la musique, soit la musique d’orchestre de la fin du 19e et du début 20e, doivent être le standard de toute la musique de film. Mais même temps, c’est fantastique de constater que ce langage inventé en Europe à ce moment-là est toujours aussi présent. Et également que des jeunes viennent à la musique classique et contemporaine grâce à la musique de films.

 

La musique en animation ou en jeu vidéo semble permettre plus de liberté. Est-ce que cela vous tenterait ?

Je ne me suis jamais posé la question. Cela reste le même cadre harmonique et rythmique : une musique tonale très basique et la dictature du 4/4. Mais, c’est vrai que le rapport au temps est différent : il faut créer des phénomènes récurrents sans installer de lassitude. J’ai eu des préoccupations semblables dans les installations multimedia. Pour moi, la musique de Super Mario 64 est une des musiques les plus réussies qui soient, alors que ce n’est pas une musique très élaborée. La musique du nouveau jeu Star Wars, qui est plus orchestrale –depuis Matrix, on met beaucoup de moyens dans les musiques de jeux-, n’est pas aussi réussie que celle de Super Mario.

 

Vous avez aussi réalisé deux habillages sonores ?

Oui, j’ai fait l’habillage de France 5 et de France 4 avec Simon Cloquet-lafollye, un ami qui travaille, lui, essentiellement pour le cinéma et la télévision. Cela m’a beaucoup amusé. Il faut concevoir de tous petits éléments, qui vont s’inscrire dans la durée. C’est très ludique. En tant que compositeur de musique contemporaine, je trouve plus distrayant de faire de l’habillage que de faire de la musique de films. Faire de la musique de films, telle qu’on la conçoit le plus souvent, ce sont des préoccupations qui ne sont pas liées à ma création mais qui sont suffisamment proches pour venir la parasiter. Dans l’habillage, je suis tellement loin de ma musique qu’il ne peut pas y avoir de parasitage. Néanmoins je compte bien pouvoir collaborer avec des réalisateurs qui pourrait intégrer mon approche à leur création.

 

Au delà du documentaire pédagogique, avez-vous aussi d’autres projets de films autour de la musique ?

Mon grand rêve est de faire un film autour de L’art de la fugue de J-S Bach. D’abord, je pense que c’est le sommet de la musique occidentale, et en plus c’est une œuvre extraordinairement mystérieuse. A la fin de la partition inachevée, il est écrit que Bach, alors qu’il vient d’utiliser son nom comme un thème mélodique, a trouvé la mort. Je veux montrer que L’art de la fugue est volontairement inachevé. Pour moi, c’est la plus belle fin qui soit et c’est une espèce d’ouverture sur l’infini. J’ai envie de faire une sorte de thriller qui irait à la recherche de la signification de ce chef d’œuvre.

 

Propos recueillis par Béatrice de Mondenard